lundi, décembre 23, 2024
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La prime au fou : quand Trump devient la règle

Les vieux appétits de destruction et les aspirations nostalgiques ne sont plus l’apanage que de l’extrême droite.

 

Julien Cueille est professeur agrégé de philosophie en lycée depuis trente ans, chargé de cours au département d’études psychanalytiques de l’Université Montpellier-3 et psychanalyste.

TRIBUNE. Les politologues ignorent la psychanalyse. Ils ont tort. Elle leur apprendrait beaucoup de choses que la simple « raison », même et surtout bardée de chiffres, a bien du mal à admettre. Le calcul politologique, comme le calcul politique, ne sait lire que la frange d’une écume où bouillonnent des deuils mal faits, des appels contradictoires et des constellations d’objets entrechoqués. Les politologues qui nous « gouvernent » (ou croient le faire) cherchent des causes factuelles. Scruter les courbes a-t-il encore un sens ?

Notre obsession de la rationalité et du calcul, comme dirait Alain Supiot, nous conduit à regarder le doigt là où la lune brille. Quand la France flambe sous les barricades des Gilets Jaunes, les politologues s’interrogent sur le parti qui va tirer les marrons du feu. En plein désarroi covidesque, alors qu’on découvre l’état effarant de délabrement de l’hôpital, les experts comptent encore les points des intentions de vote. Et quand un attentat ou une guerre survient, on se demande, devinez quoi ? En période électorale, ils sont aux anges : plus rien n’existe que la gouvernance par les nombres. On compte les votes, comme on compte les morts à chaque attentat ou à chaque bombardement. Compter, quand on ne sait plus nommer. Quand on ne sait plus quoi dire. Les medias font leur travail : ils dénombrent.

« Mon mal vient de plus loin », chantait Phèdre, plus lucide que les chercheurs du Cevipof. Et Shakespeare, qui n’avait pas fait Sciences Po mais s’y connaissait en gouvernance, nous avait avertis : dès qu’il est question de pouvoir, « l’insensé doux et amer apparaîtra bientôt ». Il ne parlait pas d’Eric Zemmour ; mais bien de l’inconscient. Car comment qualifier autrement cette sorte de transe qui transforme, dans l’isoloir, une personne saine d’esprit en Ménade hystérique ou en Erinye impitoyable, hors de ses gonds ? Qui pousse les électeurs à porter au pouvoir, et je ne parle pas du cas français ici, des individus condamnables ou condamnées, voire multirécidivistes, manifestement instables, dont on peut raisonnablement prédire qu’ils-elles ne feront qu’aggraver les problèmes pourtant insolubles dont nous sommes déjà saturé-e-s ? Une mystérieuse « prime au fou », aux USA ou en Argentine, entre autres, après la Grande-Bretagne et le Brésil, semble systématiquement avantager, dans les urnes, non pas le mieux-disant, mais le mieux-hurlant, ou le plus dangereux. On appelle cela « disruption » : voyons Elon Musk.


Michel Foucault avait tenté de nous expliquer, il y a une quarantaine d’années, que gouverner en s’appuyant sur la race, la « santé » du corps social, ce qu’il appelle « biopouvoir », excède les seuls régimes totalitaires. A vrai dire, le biopouvoir caractériserait l’ensemble de la gouvernementalité moderne. Le Troisième Reich comme « rêve du pouvoir moderne » ? C’est une formule-choc sans doute un peu facile.


Agamben, quant à lui, nous montre le « régime d’exception », comme le « Patriot Act », jamais abrogé aux USA, et autres dispositifs dérogatoires mais pérennes, qui s’affranchissent de la règle de droit. Qu’est-ce qu’une exception quand elle devient la règle ? Ce pourrait être une définition, certes pas du totalitarisme, mais, c’est plus complexe, du biopouvoir. Un glissement, une dérive.

 Comme le dit avec force Johann Chapoutot, « les formes totalitaires ne sont pas coupées de notre système politico-économique ‘normal’, mais fonctionnent plutôt comme une « réalité grossissante des aspects les plus inhumains de la modernité ». Croire que l’inhumanité, car elle est bien là, se limite aux seuls partis estampillés « d’extrême droite » est sans doute une illusion commode : en fait, cette « dérive » biopolitique, c’est notre liquide amniotique. Nous baignons dedans.

Dans une société malade du management, où la perversion s’inscrit dans les institutions, les vieux appétits de destruction s’allient avec des aspirations nostalgiques : revenir à un monde d’avant l’hyper-vitesse, l’hyper-connectivité, l’hyper-instabilité, un monde où on croyait encore un peu à ce qu’on disait ? Vert paradis des amours enfantines. Quand un désir d’authenticité et de transparence, un désir de village et d’Idéal, de barbecues le samedi et de sécurité (sociale) se met au service de la loi du plus fort.


« Confusion des langues » entre les chromos de Jeanne d’Arc, assorties de libéralisme patriarcal extractiviste, du RN, et la soif d’idéal des foules sentimentales qui se trompent toujours de colère. 

Julien Cueille pour LCDI

Julien Cueille est professeur agrégé de philosophie en lycée depuis trente ans, chargé de cours au département d’études psychanalytiques de l’Université Montpellier-3 et psychanalyste. Nouvel essai :  « Je comprends rien. Pourquoi les ados résistent-ils aux apprentissages », Érès

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