Ce qui a causé Internet c’est le développement de l’informatique. Mais le motif, ou la motivation des réseaux numériques, c’est autre chose. Je tente un parallèle : le CNRS est né, juste avant la déclaration de guerre à l’Allemagne en 1939, d’impératifs militaires, et du besoin de développer l’armement. Telle est sa cause, à preuve cet organisme déjà technocratique a survécu sous l‘Occupation allemande grâce au pillage systématique de nos laboratoires dont les recherches avaient de la valeur pour l’ennemi. Par après, la cause a été oblitérée : la motivation du CNRS s’est affichée sous des aspects humanistes, comme un instrument au service du savoir universel.
Voilà plus de cinquante ans Internet est né, lui, et c’est sa cause, d’une part du développement d’ARPANET rapidement mis sous la coupe de l’Agence des Communications de Défense américaine. Et d’autre part, du système français Cyclades qui était fermement dans la lignée du Plan Calcul gaullien des années soixante : le but n’était pas militaire en soi, mais cherchait à contrôler la souveraineté (et donc la Défense). Américain ou français (mettons de côté le réseau du NPL britannique, encore qu’il ait été le même cocon d’Intelligence où se forma Alan Turing), la cause était la main mise, directement ou indirectement, par le pouvoir sur le développement des réseaux et la surveillance des données (exemple : le rapide développement du chiffrement asymétrique).
Que se passa-t-il donc après ces débuts ? La cause, schmittienne, d’Internet, id est interventions du savoir par et pour le pouvoir (la défense, la souveraineté, le contrôle des normes), a subi deux transformations en motivation.
Dans un premier temps le discours-Internet s’est enveloppé, naturellement vu que les innovateurs étaient des chercheurs universitaires, d’une rhétorique humaniste, langue de bois courante dans ce public spécifique de savants, mais aussi un ethos crédible instrumenté de rituels d’échanges et nourrie d’une idéologie du partage de l’innovation pour le plus grand bien du développement de l’humanité. Mettant sous silence l’encadrement-Défense, avoué ou subreptice, les acteurs savants d’Internet se sont posés en bénéfacteurs de l’humanité entière sur le thème et variations de « communiquer c’est l’homme ». Ils se sont mis en posture d’Hermès communicant.
Ce discours Internet-Savoir prit alors le ton sentencieux mais le style enjoué d’un don bénévole, et bienfaisant, fait par ceux qui savent encrypter, décrypter, coder, décoder, fixer les protocoles, à la masse des gens. Les maîtres du savoir, ésotérique, ont assumé une fonction de prêtrise – qui, en outre, correspond au style normant les rapports sociaux, et la parole professionnelle, entre patrons de laboratoire et assistants.
La marchandise Internet consiste en ce que tous ont accès à tout et peuvent dire tout sur tout.
Dans un deuxième temps, l’ouverture du numérique et de ses sous-produits de gondole vers la masse des gens a impulsé, dans la culture de la marchandise qui est la nôtre et qui actionne les comportements, une diversification intense et obsessionnelle des objets informatiques et des systèmes d’accès au Web (bref : les prises branchées sur les tuyaux porteurs de flux). C’est le moment exotérique du passage de la cause à la motivation. Pas de magazine féminin qui ne vante le frigo tactile, ou revue vélo qui ne recommande l’appli performance coup de jarret.
Depuis plus de vingt ans on a donc a assisté à la transformation de la cause en une seconde motivation, à savoir le discours Internet-Egalibertaire : la marchandise Internet consiste en ce que tous ont accès à tout et peuvent dire tout sur tout. Là où le français dit « marchandise, produit », l’anglais dit « commodity ». Bref tout ce qui est lié au numérique, sous la coupe du discours Internet-Egalibertaire, doit devenir un produit (l’utilisateur d’un réseau producteur de revenu est lui-même un produit) mais un produit « commode ». Facebook est commode : si la NSA ne l’a pas inventé, ce qui reste à démontrer, elle a compris immédiatement les produits à en tirer.
La logique de la marchandise numérique alimente l’insatisfaction – son objet est de créer de l’insatisfaction pour créer du bénéfice.
Revenons au savoir et au discours Internet: la rhétorique scientifique, et élitiste, qui a fabriqué la première manipulation de la cause (la Défense) en motivation de teneur morale élevée, a généré une deuxième manipulation en motivation : une rhétorique de l’opinion, et populiste. Chapeautant le système, la logique capitaliste fait que si le discours Internet-Savoir crée de la richesse pour un happy few (soit directement par investissements, soit indirectement par des subventions de R&D, soit par mixité des deux), le discours Egalibertaire crée de la dette pour la plupart des gens : de la dépense « hystérique » car (c’est l’hystérie) le désir d’objets numériques ne peut pas être assouvi : le numérique à portée de la main, de l’œil, de l’oreille condamne à l’insatisfaction répétée du « dernier cri ». La logique de la marchandise numérique alimente l’insatisfaction – son objet est de créer de l’insatisfaction pour créer du bénéfice. Même ceux du discours Internet-Savoir se laissent prendre.
Est-ce la première fois dans notre histoire qu’on transforme une motivation militaire en une cause de savoir expert, et ensuite en bonheur de la « cité » comme on disait en Grèce ancienne ? Non. Les catapultes, dans la poliorcétique antique, eurent pour cause la nécessité militaire de capturer une ville en détruisant à distance les remparts. Mais leur motivation adopta rapidement une feinte philosophique, à savoir que l’ingénierie de la balistique militaire requérait une somme de connaissances qui outrepassait la vulgarité militaire : pour fabriquer des catapultes au calibrage exact, le savant mécanicien mettait en pratique, disent les textes, tous les savoirs experts, de l’histoire au droit. Bref, deuxième torsion de motivation : une catapulte était une innovation culturelle aidant au bonheur du peuple en question. Héron d’Alexandrie va plus loin : la balistique surpasse la rhétorique. Une catapulte sert mieux l’idéal d’une cité qu’un bon discours. Interne et Web ? Faites-vous même la transposition.
Trois discours-Internet se côtoient donc, se superposent en une « architecture », comme il se dit dans le domaine des processeurs :
- un discours expert mais secret, qui est primordial, originaire et sévère dans ses conséquences – au nom de l’impératif de Défense sous tous ses aspects ;
- un discours ouvert mais expert de partage « pair-à-pair » de savoirs complexes – servi par la croyance au développement du savoir par l’échange, encadré par des structures professionnelles en réalité rigides et soucieuses de leurs privilèges (pour l’obtention de subventions);
- un discours ni secret, ni ouvert mais extraverti, plébéien et donc hystérique : user de produits du numérique (objets et flux) pour ne jamais assouvir son désir de « savoir plus ».
Le « grand public » est simplement halluciné par la « commodity » Internet. Le discours du capitalisme « innovateur », « solidaire », « responsable », peu importe le cliché du moment, opère sans couture apparente entre les trois niveaux, épaulé par le souci de Défense, nourrissant les Savants et appauvrissant les Autres, les cloportes à l’œil fou.
Philippe-Joseph Salazar pour LCDI
Philosophe, essayiste. Dernier ouvrage : Contre la rhétorique, Le Cerf .