SOCIÉTÉ. Dans la trace du concept d’« archipelisation », forgé par Jérôme Fourquet, directeur chargé du département opinion de l’IFOP, cette nouvelle livraison propose des monographies de la société française telle qu’elle vit et se conçoit dans les années 2020. Entre le recueil de données, souvent inédites ou peu diffusées , et l’essai, La France sous nos yeux est moins sombre que l’ouvrage à succès, L’Archipel français, pour une raison assumée par les co-auteurs : ils ne prennent en compte ni les interactions politiques ni la présence de l’islam et de ses effets problématiques (comme le détaillait l’ouvrage précédent qui s’est vendu à 360 000 exemplaires). Ici, Fourquet associé à l’essayiste Jean-Laurent Cassely (*) décortiquent les modes de vie et de consommation qui, plus que les idées politiques, définiraient aujourd’hui les nouvelles classes sociales. Géographie, usages et modes de vie ont complètement été transformés en quarante années, et transforment en retour la société française.
Désindustrialisation française : « Comme un territoire bombardé »
Ainsi le paysage industriel des années 1950-80 a été irrémédiablement remplacé par un paysage touristique. Cette nouvelle géographie conditionne l’économie française. La première partie du livre étudie ce nouveau modèle économique : « La part du secteur industriel dans le PIB, qui était encore de 24% en 1980, est ainsi tombée à 10% en 2019 » rappellent les auteurs. Se sourçant de façon exclusive auprès du cabinet Trendeo, ils font ressortir que « 125 000 emplois onté été détruits et 936 usines de 50 salariés et plus » ont mises la clé sous la porte depuis la récession de 2008. Treize ans plus tard, « La carte de ces fermetures des sites industriels est saisissante. Elle fait penser à la photographie aérienne d’un champ de bataille après un bombardement. Aucune région n’a été épargnée, et tout le territoire est constellée d’impacts ou de cratères ». Régions à forte tradition industrielle (Ile-de-France, vallée de la Seine, Nord-Pas-de-Calais, Alsace-Moselle), conurbation (Saint-Étienne) et même le Grand Ouest, aucun répit des destructions n’est constaté. « Cette destruction du tissu industriel tricolore a touché la plupart des filières, y compris celles qui paraissaient les plus robustes, comme les secteurs de l’automobile et de l’agroalimentaire », soulignent-ils.
Les nouvelles étapes de la désindustrialisation se sont accéléres dans les années 2 000 par des causes multiples : « concurrence de pays à bas coût de main d’œuvre, mutations technologiques mal maîtrisées ou mal anticipées, évolution des goûts et des attentes de consommateurs, surévaluation de l’euro », mais aussi, et peut être surtout, des « choix stratégiques ou visions économiques erronées s’appuyant sur un pseudo-sens de l’histoire qui condamnerait les activités industrielles et de production à disparaître azu profit de l’économie tertiaire ou post-industrielle. »
Mais « la Grande Transformation » est bien à l’œuvre depuis les années 1980. Comme l’étudient Fourquet et Cassely dans trois villes moyennes emblématiques de la « France périphérique », Lannion (Côtes-d’Armor) qui a vu la déconfiture de la filière des télécommunications et de l’électronique, Tonnerre (Yonne) en saignée continue depuis 2000 ( 1 800 emplois pour 5 500 habitants, un taux de chômage entre 24 et 26%), ou encore Vittel et Contrexéville en grande cure durable d’amaigrissement des emplois du secteur des eaux minérales.
S’inspirant des travaux du géographe Arnaud Frémont, les auteurs établissent que la désindustrialisation travaillant l’économie française, « c’est tout un monde et une sociabilité qui se sont [aussi] effondrés, quand on sait que l’usine et ses structures associées (cité ouvrière, club de sport, école d’apprentissage, fanfare, etc.) irriguaient la vie de régions entières ». Ces liens organiques se sont singulièrement distendus, quand ils n’ ont pas disparu. Le secteur primaire de l’économie, lui, se voit peu à peu supplanté par le secteur secondaire (transformation et fabrication) et tertiaire ( commerce, échange et transport).
Géographie de « la Grande Transformation »
Eclairé par cette nouvelle donne, le lecteur découvre et réalise une géographie du territoire complètement chamboulée. Des bassins miniers sont devenus des bases de loisirs. Bien connue et documentée, la fin des paysans décrite en son temps par le sociologue Jean Fourastié, à qui ont succédé les agriculteurs triomphants, voit l’ère à leur tour de leur disparition programmée. La France non urbaine, elle aussi, change du tout au tout.
« La France se conçoit désormais comme une zone de chalandise » décrivent les auteurs. Repères familiers, les grandes surfaces quadrillent le pays. « Le rôle structurant que joue la grande distribution depuis plusieurs décennies se mesure également à l’impact qui a été le sien en matière d’aménagement du territoire ». Remodelage des flux et esthétique. « Désindustrialisation, tertiarisation, poids croissant de la consommation ; de l’immobilier, des loisirs et du tourisme sont les tendances macro-économiques qui ont donné au paysage son visage actuel », énumèrent-ils dans leur démonstration très variée et inventive ( suivre ainsi les flux autoroutiers des livraisons Amazon sur lesquels se décalquent ceux des Go Fast des trafiquants de drogue, par exemple). Trait saillant des années 2000, « le poids du tourisme, déjà historiquement important dans notre pays, s’est encore accru – et pas seulement sur le littoral ». Ainsi l’implantation des compagnies d’aviation low cost est spectaculaire et emblématique de d’une « gentrification rurale ». Tournant le dos à la stratégie du hub avalant massivement les flux pour les redistribuer à partir d’un point nodal, les compagnies low cost, elles, opèrent de « point à point », desservant les aéroports secondaires. Toutes ces pratiques de transports à moindre coût et décentralisées, notent les auteurs, ont été excellement décrites par Michel Houellebecq dans son roman La Carte et le terriroire. Conséquences : « Selon les régions, l’effet Ryanair ou ‘’l’efffet low cost’’ a ainsi pu se traduire par une hausse de 20 à 30% dans l’ ‘’ancien’’ en zone rurale », développent-ils. Dans ce nouveau contexte, l’attractivité des territoires, elle- aussi, se voit remodelée. La façon des auteurs pour en mesurer les effets est d’avoir étudié les centaines de pages communales mises en ligne par Wikipédia (ces nouvelles vitrines publicitaires à peu de frais des localités), établies entre 2008 et 2019.
À la gentrification rurale, se superpose également toute une « société de l’entertainment ». C’est ainsi que Disneyland Paris qui fêtera ses 30 ans en 2022, constitue la première destination touristique, surclassant, et de loin, le traditionnel Chambord. Les statistiques sont considérables : 6 Français sur 10 se sont déjà rendus dans ce parc d’attraction (IFOP, 2017).
Métamorphoses culturelles et nouvelles classes sociales
Fourquet et Cassely travaillent tout le long de leur exploration française, des concepts tels que la « France triple A » , et aussi la « moyennatisation » et la « polarisation » des classes moyennes.
La maison individuelle (avec jardin) est devenu l’idéal « Plaza majoritaire » (du nom de Stéphane Plaza, agent immobilier star des émissions d’accompagnement et de coaching de M6). Chiffres à l’appui, le rêve de piscine et l’usage du barbecue constituent le credo culturel de masse des péri-urbains. Ces nouveaux habitants des franges rurales se sont sensiblement modifiés, n’étant plus des habitants fuyant la première couronne d’une métropole, mais des bobos des hypercentres, jouissant d’un pavillon et d’une nature domestiquée – l’expérience de masse du télétravail et du confinement en zone rurale ou dans les villes moyennes ayant servi à cette aune de révélateur et d’accélérateur. L’étude des styles de vie et des pratiques de consommation permettrait selon les essayistes, de « rendre plus tangible et concret le mouvement général des plaques tectoniques au sein de la société française. » Ils défendent la conception d’un économiste américain, Tyler Cowen assurant que « Average is over ». Si « la moyenne, c’est terminé », les classes moyennes n’ont pas pour autant disparu, mais seraient engagées dans « un processus de bipolarisation à la fois par le haut et par le bas ». En haut : la « premiumisation des offres destinées au classes moyennes supérieures ». Aux classes moyennes basses, l’ « apparition d’un second marché et d’une économie de la ‘’débrouille’’ ». La différenciation opérerait et se durcirait sur le plan culturel ( l’attraction de la consommation alternative) et territoriale (des espaces de consommation de plus en plus spécialisés).
De cette grande métamorphose étudiée à travers des phénomènes comme la montée en gamme des villages 5 étoiles, des magasins bio, la différenciation marketing des stations de ski, l’acceptation du hard discount et l’évolution des magasins Gifi, ou la chasse aux promos, l’essor des micro-entrepreneurs comme palliatif au salariat, ou du Bon coin, toute la nomenclature hégémonique des années 1970 sur lesquels sociologues et économistes travaillent encore volontiers, s’est considérablement délitée.
De nouvelles classes sociales surgissent de ce nouveau contexte psycho-éco-social. Le plus spectaculaire est le grand marché des services à la personne qui donne à voir de nouvelles figures du monde du travail : l’ouvrier de la logistique a remplacé l’ouvrier d’usine, les chauffeurs VTC et livreurs constituent la « nouvelle classe ancilaire de portefaix 2.0 », les aides-soignantes sont les bras invisibles des Ehpad et du secteur hospitalier, et la « silver economy » sécrète ses nouveaux prolétaires, tout comme l’extension du domaine de l’externalisation (gardiennage, sécurité, nettoyage). Les Gilets jaunes seraient ainsi un soulèvement des « classes subalternes » selon la qualification de Gramsci : des groupes sociaux multiples, divisés et désagrégés.
En quarante ans, l’idée de solidarité elle aussi a changé. Une figure repoussoir s’est matérialisée : le « cassos », bien plus que « le nouveau pauvre » qui fut accompagné par le RMI et Les Restos du cœur est devenu dans l’imaginaire des classes populaires qui n’en bénéficient pas, figure d’aversion et de parasite du sytème d’aides sociales.
À côté de cette « constellation populaire », la France des Bac +2 représente « le cœur de la classe moyenne ». Elle a été modelée par la réforme du bacen 1985 par le ministre Jean-Pierre Chevènement qui prona l’objectif de 80% d’une génération au niveau bac. L’élévation du système éducatif fait que les non-bacheliers ne constituent plus que 2/10 d’une classe d’âge dans les années 2000, alors qu’ils représentaient les écrasants 7/10 au gué des années 1980. En découle une mutation de la « stratification sociale du pays ». Le « ticket d’ entrée dans la classe moyenne » est désormais exigé à partir du Bac+2, et constitue un « critère parfaitement opératoire pour cerner le cœur de la classe moyenne ». Les auteurs tirent ce fil pour cerner des profils de métiers qui ont changé de statut et de forme, tels les reconvertis surdiplômés aux métiers de l’artisanat et du commerce, les franchisés ou les professions de l »économie du bien-être (psychologie, thérapies alternatives, coachs), mais aussi la nouvelle bourgeoisie des métropoles et les travailleurs du numérique.
Recoupant les nombreux travaux sociologiques mais aussi philosophiques tels ceux de Danilo Martucelli ( La Condition sociale moderne, Folio, 2015), les auteurs dessinent l’ébauche d’un « millefeuilles sociétal ». Leurs examens du patchwork et mix culturel spirituel, des cultures régionales, mais aussi de la consommation de blanquette, steak-frites et Tacos, sans oublier le biotope parisien et les villes TGV, dépassent ainsi une addition d’anecdotes et de petites vignettes de la société française : « Environnements géographiques, culturels et socio-économiques, imaginaires politiques, visions du monde antagonistes et leaders d’opinion pour les incarner se déploient dans la France d’après, les modes de vie devenant progressivement le théâtre d’une bataille culturelle et idéologique tandis que le rapport à la consommation tend à se connoter politiquement » soutiennent les observateurs de cette France en devenir.
Maxime Verner & Emmanuel Lemieux