Le travail que je poursuis depuis un an et demi pour le site Blast (par les vidéos) et pour l’éditeur Florent Massot (par les livres), à savoir L’Empire n’a jamais pris fin, ne me permet pas de lire beaucoup de livres en dehors de ceux qui vont immédiatement m’être utiles dans mes recherches. Je m’explique. Quand je prépare un épisode sur Rabelais, Rabelais emmerde Macron et en fait de l’or (qui deviendra un chapitre sur Rabelais dans le livre associé à la série), je lis Rabelais. Je lis ce qui s’est écrit sur Rabelais. Je lis sur l’époque où vivait Rabelais. Quand je prépare un épisode sur Louis XIV, L’Enfer sur France (qui, même chose, deviendra un chapitre sur Louis XIV), je lis sur Louis XIV. Je lis des chroniques d’époque. Je lis des passages des Mémoires de Saint-Simon. Et si, par miracle j’ai un jour une heure de libre, alors je lis d’autres passages des Mémoires de Saint-Simon. Les Mémoires de Saint-Simon font des milliers de pages et je n’aurais pas assez de temps pour en lire suffisamment sur le mois et demi que j’ai devant moi avant de finir l’épisode, ou le chapitre.
C’est pourquoi c’est si difficile de répondre à cette question. Il me faudrait une deuxième vie à côté de ma vie. Une vie où je lirai d’autres livres, pour le plaisir. Ces derniers mois, j’en ai quand même lu trois. C’est fou même quand on y pense, que j’ai pu en lire trois. Ça me réjouit. Et trois chefs-d’œuvre. Ce qui est bien, c’est que, quand on a beaucoup de goût pour les livres mais peu de temps à leur consacrer, on ne lit plus que des chefs-d’œuvre.
J’ai lu Presque mort à Venise de Berroyer, éditions Le Dilettante. Un livre d’une drôlerie, d’une intelligence, d’une originalité… Mais celui-là j’en ai déjà beaucoup parlé, notamment dans l’émission Mauvais Genres, et, avec Denis Robert, pour Blast, on a fait un entretien avec Berroyer en décembre. J’ai lu le 30/40 de Jean-Christophe Menu, éditions L’Apocalypse, sublime, désarmant d’émotion. Mais je ne suis pas sûr que ça entre dans le champ des livres traités par cette rubrique parce que c’est une bande dessinée. Enfin, j’ai lu Davis de Najate Zouggari, chez Les Pérégrines, dans leur collection « Icônes ». Je vais donc parler de Davis de Najate Zouggari.
« J’ai appris des tonnes de choses dans ce petit livre de Najate Zouggari. »
Davis de Najate Zouggari est un livre sur la personne et surtout la pensée d’Angela Davis. Une militante féministe, antiraciste, communiste et anticarcérale. Vous en avez certainement déjà entendu parler. Mais jamais comme dans ce livre. Déjà, rien que le titre, Davis, est formidable. Ce n’est pas Angela Davis, c’est Davis. C’est donc qu’elle va être prise très au sérieux. On ne va pas s’arrêter à son image. On va entrer en profondeur. Ce qui me fait penser, parce qu’en ce moment je travaille sur Jean-Jacques Rousseau pour un prochain épisode de L’Empire n’a jamais pris fin, que celui-ci n’aimait pas qu’on l’appelle par son prénom. Je n’avais pas conscience que c’était initialement péjoratif. Les gens qui parlaient de Jean-Jacques en avaient fait une sorte de type folklorique. Pareil, Nerval qu’on appelait souvent « Gérard » au XIXe siècle. C’était sans doute affectueux, mais ça n’allait pas sans une petite nuance de mépris. On en parlait comme d’un personnage.
Davis, donc, vaut mieux que ça. N’étant pas initialement un grand connaisseur, j’ai appris des tonnes de choses dans ce petit livre intense de Zouggari. Par exemple, la proposition de Davis d’imaginer des formes autogérées de protection civile : Defund the police. Par exemple, l’étendue réflexion sur la prison, et sa démonstration, sous l’ère Reagan, de l’inefficacité de l’emprisonnement de masse pour rendre les rues plus sûres. Le rôle de Toni Morrison dans son entrée dans l’écriture. Le rôle du yoga dans sa vie. Le rôle de Kant dans sa réflexion. Et des chansons. La façon dont elle a écouté et écrit sur les chansons des blueswomen. Les chansons de Gertrude « Ma » Rainey, de Bessie Smith et de Billie Holiday. Enfin, l’importance de l’art dans sa réflexion politique.
« Davis, écrit Zouggari, estime que l’émotion esthétique est, en définitive, l’objectif que doit s’assigner et atteindre la révolution. Elle renverse donc ici le lien habituel d’interdépendance entre art et politique : l’art n’est pas mis au service d’une visée ou d’un projet politique ; il contient déjà, en lui-même, les moyens de notre émancipation, c’est pourquoi il « peut nous aider à décoloniser nos âmes et à trouver de nouveaux langages. » »
Davis de Najate Zouggari est magnifiquement écrit. D’une écriture sobre, précise, dense, où chaque mot compte mais où l’enchaînement des idées est aussi élégante que rigoureuse. Il ne propose pas seulement des moyens de changer notre manière de penser, il est déjà le signe de ce changement.
Pacôme Thiellement pour Le Caoua des idées
Il a publié en 2024, Le Secret de la société (PUF), un essai foisonnant, surprenant et optimiste sur celles et ceux qui ont renoncé à rien en ces temps de politique apathique. Il a entamé également la saga d’une histoire française des émancipations ou de ses tentatives, L’Empire n’a jamais pris fin (T.1, Massot-Blast).