CULTURE. Matthieu Noucher et Laurent Polidori, tous deux geographes chercheurs au CNRS (Bordeaux et Toulouse), se sont assuré de la collaboration de plus 80 contributeurs de tous horizons pour réaliser cet atlas critique de la Guyane. Mais en quoi un empilement de cartes et de données relevant de la géographie peut-il être critique ? Pour comprendre la démarche des deux initia- teurs, il convient de partir de la belle définition que donne l’historien de l’art Georges Didi-Huberman et qui est citée au tout début de l’introduction : « forme visuelle du savoir et forme savante du voir », l’atlas permet de recueil- lir le « morcellement du monde». Soit.
Il est cependant nécessaire d’aller voir un peu plus loin, du côté des mécanismes du pouvoir : en s’appuyant sur des choix (projection, cadrage, toponymie, etc.), les atlas sont des représentations des conceptions idéologiques de leurs auteurs ou de leurs commanditaires. Ils sont le résultat d’un savoir socialement construit et agissent à leur tour sur la société : « la mise en ordre cartographique conduit à une mise en ordre sociale et poli- tique de l’espace ». Noucher et Polidori proposent donc de suivre la voie tracée par le géographe anglais Brian J. Harley (1932-1991). Dans la continuité des tra- vaux de Foucault et Derrida, celui-ci pro- posait d’aborder la cartographie comme un discours relevant des mécanismes du pouvoir dont il faut démonter la rhéto- rique pour en comprendre les intentions.
Il s’agira alors d’abord de se livrer à une entreprise de déconstruction des cartes et, plus largement, des représentations cartographiques dominantes et de révéler la diversité des imaginaires sociaux qui contribuent à la « fabrique cartographique des territoires ». Puis, recourant à des représentations alternatives, d’interroger, de compléter, de tenter de mettre en dialogue les tensions de la société.
Pour ordonner la masse des documents issus de disciplines très variées (géographie, urbanisme, histoire, sociologie et anthropologie, botanique et ethno- botanique, physique et géomorphologie, archéologie, philosophie, droit, etc.), Noucher et Polidori ont conçu 12 chapitres représenté par un verbe à l’infinitif : confiner (question des projections), délimiter (les frontières historiques), nommer (diversité des populations pré- sentes), mesurer (topographie), détecter (la forêt), collecter (la biodiversité) ; figer (le littoral) ; relier (circulation), révéler (l’orpaillage), gouverner (foncier) ; et imaginer (les cartes) et oublier (ce que les blancs révèlent sur une carte) en guise de mise en perspective. Rejetant toute prétention encyclopédique, cet atlas critique atteint pleinement les buts que ses concepteurs s’étaient fixés : poser des questions, offrir une « vision inédite et diversifiée de la Guyane » et « faire émerger des co-vérités territoriales ».
Jean-Marc Loubet