Eh bien, c’est reparti ! L’espace était passé de mode depuis la fin des années 1970, mais aujourd’hui, l’idée refait son chemin. Des milliardaires se lancent des concours de testostérone à qui s’intergalacticquera le premier. Des États, la Chine, Israel ou l’Inde s’intéressent de près à la lune, y atterrissent ou bien se mettent en orbite autour d’elle. Au plan scientifique, on s’interroge de plus en plus sur la vie extraterrestre : l’activité chimique de certains satellites des géantes gazeuses de notre système, comme Encelade et Titan autour de Saturne, ou Europe aux abords de Jupiter, intrigue les chercheurs. Même Vénus, une planète tellement chaude qu’elle correspondrait assez bien à la version astronomique de l’enfer, semble receler, dans ses nuages, des molécules qui pourraient peut-être indiquer une présence de vie… Bref, tout laisse à penser que l’espace sera au centre des préoccupations du prochain siècle.
Mais au-delà de l’actualité, il existe depuis plus d’un siècle un courant de pensée qui affirme que le destin de l’être humain est dans les étoiles, ou comme le disait le « père des fusées » soviétiques, Konstantin Tsiolkovsky : « La terre est le berceau de l’humanité, mais on ne reste pas éternellement dans un berceau ». Lors de cette ultime migration, nous allons être appelés à nous transformer, devenir une autre espèce. C’est pourquoi le sujet de la colonisation spatiale est très proche du transhumanisme, entretenant l’idée que la technologie va nous permettre de dépasser nos limites physiques et intellectuelles, en premier lieu notre durée de vie bien trop courte, mais aussi notre intelligence limitée. Mais ce courant d’idées va plus loin que le transhumanisme simple : il l’intègre dans une perspective globale, sur la place de notre espèce dans l’univers.
Comment nommer un telle philosophie ? Elle ne possède pas de nom précis, mais le plus simple est de la baptiser comme l’idéologie qui fut l’une de ses premières incarnations : cosmisme.
Le cosmisme est né en Russie à la fin du XIX siècle, sous la plume de Nikolaï Fiodorov (1829-1903), qui considérait que l’humanité devait se vouer désormais à la « tâche commune » : acquérir l’immortalité et ressusciter les morts. La philosophie de Fiodorov était un mélange de science et de mysticisme. Pour lui, ressusciter l’ensemble de nos ancêtres pouvait s’effectuer à partir des traces qu’ils ont laissé dans le monde, ce qu’il appelait la « poussière ancestrale ».
Cela fait de Fiodorov, plus qu’un adepte de la conquête spatiale, un des premiers immortalistes et transhumanistes. La conquête des autres planètes était une nécessité dans son plan, tout d’abord pour retrouver la « poussière ancestrale » qui aurait pu s’enfuir dans le cosmos, mais aussi, bien sûr, pour loger toutes ces personnes ressuscitées. Parmi ses disciples on trouvera le scientifique Konstantin Tsiolkovsky (1857-1937), mais aussi Vladimir Vernadsky (1963-1945) qui élabora les concepts de biosphère et même de noosphère, la « conscience planétaire » un terme surtout popularisé par le père Theilhard de Chardin (1881-1955). Ce dernier fut le premier à utiliser le terme, mais il avait assisté aux conférences de Vernadsky à la Sorbonne… Selon l’historien du mouvement cosmiste George Young, l’influence de Fiodorov se ferait sentir jusque dans l’oeuvre de Dostoievsky, Les Frères Karamazov…
Fiodorov était un penseur profondément religieux. Il était également slavophile et autoritariste. Sa vison collectiviste et autocratique de la société aurait peu de chance d’attirer beaucoup de monde en occident. De fait, il ne semble pas exister de filiation directe entre le cosmisme russe et les idées analogues développées par la suite, surtout dans les pays anglo-saxons, bien qu’un Arthur C. Clarke (1917-2008), par exemple, ou un Carl Sagan (1934-1996), aient bien sûr reconnu la dette qu’ils avaient envers Tsiolkovsky. 2001, l’Odyssée de l’espace, est d’ailleurs un pur monument à la pensée cosmiste, surtout quand on lit le texte de Clarke (le roman est peut être moins spectaculaire que le film, mais bienheureux celui qui a compris le film de Kubrick sans lire le livre…).
Des extraterrestres nous en rencontrerions sans en arrêt, nous en avalerions des milliards à chaque inspiration…
À quoi ressembleront nos descendants « cosmiques » ? Probablement pas aux bipèdes que nous sommes aujourd’hui. Le roboticien Hans Moravec imagine par exemple de gigantesques arbres fractals, avec des branches si fines qu’elles seraient capables de manipuler des atomes avec leurs « doigts »… D’autres penchent pour ces « cerveaux jupiter », qui comme leur nom l’indique, sont des cerveaux de la taille de planètes géantes… Au contraire, selon le prix Nobel de physique Frank Wilczek, les créatures de demain seront de petite taille (quelques centimètres) pour économiser le maximum d’énergie. Pour l’informaticien Hugo de Garis, les créatures les plus évoluées utilisent la « femtoechnologie » : la maîtrise de la matière au niveau des particules fondamentales. Ces êtres seraient eux-mêmes d’une taille minuscule, subatomique. Cela résoudrait le fameux paradoxe de Fermi (qui consiste à se demander pourquoi nous n’avons encore jamais reçu la visite d’extraterrestres). Des extraterrestres nous en rencontrerions sans en arrêt, nous en avalerions des milliards à chaque inspiration…
De son côté William Bainbridge, inventeur de l’acronyme NBIC (pour nanotechnologie, biotechnologie, informatique, cognition) et co-auteur d’un fameux rapport de la National Science Foundation sur le sujet, en 2001, imagine, dans son Manifeste pour une religion galactique que ce ne seront pas nos corps qui coloniseront l’espace, mais plutôt nos clones virtuels. Bainbridge a même écrit un ouvrage entier sur la « reconstitution artificielle de la personnalité ». Ici encore, le lien entre voyage dans l’espace et transhumanité est avéré. Car, ce que propose Bainbridge est une version « simplifiée » de ce que les transhumanistes appellent l’ « uploading » le téléchargement du contenu du cerveau à l’intérieur d’une machine. La technique qu’il propose consiste simplement à créer un modèle de la personnalité grâce à une série de questionnaires, puis créer à partir de ce modèle une intelligence artificielle qui récupérerait nos souvenirs, probablement en se servant des « traces » laissées par notre vie en ligne, qui vont se révéler de plus en plus nombreuses dans l’avenir. Du coup l’idée de Fiodorov de ressusciter les morts à partir de la poussière qu’ils ont laissée, reprend tout son sens, si l’on admet que la poussière en question est numérique.
Big Crunch : L’inverse du Big Bang des origines
Poussée à son extrême, la philosophie cosmiste devient une eschatologie et s’intéresse aux fins dernières de l’univers, et au destin de la conscience au sein de celui-ci… Dans son roman philosophique, Créateur d’étoiles, l’écrivain Olaf Stapledon (1886-1950) imaginait qu’en des temps très lointains l’ensemble des espèces intelligentes fusionnerait en une conscience comique, avant de rencontrer le créateur d’étoiles, Dieu lui-même qui, au final, se contenterait de s’amuser sans pitié avec sa création. L’éternité est un enfant qui joue, disait déjà Héraclite. Stapledon ne l’aurait pas contredit. Theilhard de Chardin (1881-1955) pensait que l’évolution biologique culminerait dans le point Omega, le moment ou la « noosphère », s’identifie à Dieu. Mais de Chardin pourrait difficilement être qualifié de cosmiste car ce destin divin concerne la Terre et la Terre seule. Ce n’est pas le cas chez un autre théoricien du « point omega », l’astrophysicien Frank Tipler.
Pour Tipler, l’univers finira dans un « big crunch », l’inverse du big bang des origines. En cet ultime instant, naîtra une entité d’une conscience et d’une intelligence suprêmes, qui n’existera qu’un bref instant en temps objectif mais pensera tellement vite qu’elle bénéficiera d’un temps subjectif quasi infini : ce sera le point Oméga, la naissance de Dieu. Pour Tipler cette superintelligence pourra alors créer des simulations d’ancêtres : refaire vivre de façon algorithmique tous les êtres qui ont vécu depuis le début des temps. Le philosophe Nick Bostrom a développé à partir de là un argument de la simulation qui a fasciné Elon Musk : Pour Bostrom, cette « simulation d’ancêtres » ne se produira pas dans un lointain futur, mais pourrait bien advenir dès aujourd’hui : il existe déjà une probabilité que nous soyons nous-mêmes une de ces « simulations d’ancêtres »…
Décidément, une fois la « poussière ancestrale » dépoussiérée, la « tâche commune » de Fedorov n’est pas encore obsolète !
La notion de cité spatiale reste séduisante, surtout avec une technologie bien plus avancée qu’en 1969
Les premiers pas… Comment démarrer une civilisation multiplanétaire ? Pour un Elon Musk, c’est la conquête de Mars qui apparaît comme l’objectif premier. Son concurrent Jeff Bezos, lui, préfère réactualiser une idée émise par l’astrophysicien Gerard O’Neill en 1969 : créer des « cités spatiales » en haute orbite, qui auront sans doute la forme de sphères ou de cylindres munis d’une gravité artificielle. Si certains, à commencer par Musk, se moquent du « passéisme » de Bezos, la notion de cité spatiale reste séduisante, surtout avec une technologie bien plus avancée qu’en 1969. On peut y déterminer la gravité, l’écosystème de façon précise. Et Mars a beau déjà fournir un sol et une gravitation naturelle, ce n’en est pas moins un milieu tout à fait hostile. En outre, Mars est loin. Musk est le premier à admettre que ses « colons » effectueront un aller simple. Au contraire, les cités de O’Neill, en haute orbite terrestre, seraient accessible plus aisément pour construire une industrie spatiale en communication constante avec la terre. Plus pragmatique, la société Planetary Resources, qui avait parmi ses investisseurs deux des patrons de Google, Larry Page et Eric Schmidt, ainsi que James Cameron, le célèbre réalisateur d’Avatar et de Titanic, avait un but plus pragmatique et plus rentable à moyen terme : exploiter les ressources minérales des astéroïdes. Un projet qui semble juteux, lorsqu’on connaît la quantité de métaux rares qui s’y trouvent ! Mais Planetary Resources a récemment été rachetée et les objectifs de ses nouveaux patrons restent à définir clairement.
Vers une supercivilisation de type 1, 2, 3 ou 4 ? Voire 5 ?
Concept alternatif : l’échelle des supercivilisations. Les Russes sont décidément très intéressés par le thème de l’homme cosmique. L’un des chercheurs les plus fameux du domaine, Nikolaï Kardashev, a élaboré dans les années 60 une classification des « supercivilisations » cosmiques en fonction de l’énergie qu’elles utilisent. La civilisation de type 1 recourt à toute l’énergie disponible sur sa planète. Nous ne sommes même pas encore à ce niveau.
La civilisation de type 2 emploie toute l’énergie de son système solaire. Pour ce faire, elle peut être amenée à effectuer des travaux d’ « ingénierie à grande échelle », par exemple une « sphère de Dyson » : un artefact imaginé par l’astrophysicien Freeman Dyson. C’est une espèce de « coque » entourant l’ensemble d’un système solaire pour empêcher l’énergie de l’étoile de partir de se perdre dans l’espace.
À noter que selon certains chercheurs, le projet SETI (Search for Extra-Terrestrial Intelligence) fait erreur en cherchant des émissions radio d’origine extra-terrestre. Il serait bien mieux de partir en quête de telles structures. En 2015-2016, on a repéré deux étoiles dont les variations de luminosité pouvaient laisser penser qu’on avait affaire à des sphères de Dyson en construction. Depuis des hypothèses plus « naturelles » ont été retenues…
La civilisation de type 3, elle, occupe toute une galaxie. La seule chose dont on peut être à peu près sûr, c’est qu’il n’existe pas de civilisation de type 3 dans la voie lactée, parce que nous serions au courant, forcément…
Depuis, certains ont imaginé des civilisations de type 4, utilisant toute l’énergie de l’univers. Et, comme si cela ne suffisait pas, ils ont aussi envisagé un type 5, impliquant la maîtrise du multivers, autrement dit de l’ensemble des univers parallèles susceptibles d’exister…
Rémi Sussan pour LCDI