Accrocher, stimuler, mettre en confiance, soutirer, extraire, recueillir… Voilà un petit livre qui devrait faire parler (et même, se disputer) les professionnels de l’entretien, ici scientifique. Samy Cohen, 80 ans, aujourd’hui directeur émérite de recherche à l’IEP (Centre de recherches internationales) a cultivé ce goût particulier toute sa carrière de chercheur en science politique, et en conçu un petit essai original. Quand un spécialiste de politique étrangère et de la défense menait des entretiens scientifiques auprès d’acteurs de fonctions haut perchées du pouvoir. Précisons : dans les démocraties libérales. Le biotope politique prédispose, a priori, aux entretiens riches et francs, mais rien n’est moins sûr. Ses interlocuteurs, en effet, n’étaient pas à priori de grands diseux : conseillers du prince et hauts fonctionnaires, généraux stratèges de la dissuasion nucléaire,
C’est une alchimie mystérieuse –et qui le reste même après la lecture du livre : pourquoi diable, accepter de répondre au feu roulant et plus ou moins dirigé d’un scientifique, soit un type aussi obscur que son labo, extérieur aux services et à une réalité sensible, pétri de ses propres croyances, préjugés et petits calculs, et qui plus est, trouve légitime de « garder pour lui, une partie de ses objectifs,de ses hypothèses et de ses arrière-pensées, à défaut de quoi son enquête peut être compromise » ? Après tout, l’interlocuteur (ou l’interlocutrice même si le pouvoir semble rester épicène) n’y gagne pas grand chose, perd son temps qui est très précieux, et risque toujours un méchant retour de flamme. Le chercheur, lui, se retrouve pris dans des rets psychologiques de légimité (la méconnaissance du milieu), se coltine des rapports de force écrasants, et le risque manifeste d’un syndrôme de Stockholm. Et pourtant, cela a marché la plupart du temps. Samy Cohen s’est accroché aux altitudes, où la parole se fait aussi rare que l’oxygène. Faire parler le sommet de l’État lui a demandé des années d’art (et de ruses). Certes, il a consommé nombre d’ouvrages techniques et de sciences sociales sur le sujet, mais rien ne valait la confrontation et ses exercices. Un entretien n’est pas comme une conversation dans un boudoir. Chaque entretien arraché était comme une petite victoire. Mais, celle-ci deviendrait définitive à la condition que bien d’autres interlocuteurs du même cercle de pouvoir acceptent eux-aussi de s’entretenir avec le petit homme curieux.
Samy Cohen s’est accroché aux altitudes, où la parole se fait aussi rare que l’oxygène. Faire parler le sommet de l’État lui a demandé des années d’art (et de ruses).
Avec clarté et vivacité, le politiste expose des cas de figure tous plus compliqués les uns que les autres. Il du franchir bien des digicodes, des codes secrets et des psychologies verrouillées. Et puis l’humain et le piment psychologique pouvaient également malmener le mikado pré-établi de l’entretien scientifique. Extraits de ses carnets de notes (on n’enregistre pas à cette altitude, ce qui de notre point de vue est un problème), des silhouettes et des ombres du pouvoir des années 1980 à 2000 déroulent leurs petits secrets d’État. Régis Debray, en conseiller du président de la République ? Une rosse anti-intellectuelle. Jacques Attali, pas mieux. À l’inverse, des entretiens au climat tendu, aux ripostes rugueuses se sont avérés après-coup, extrêmement fructueux. Il a du lutter contre les dir-com de plus en plus présents, entamer des bras de fer pour ne pas être relu, ou au contraire, pour pouvoir poser ses questions. Les militaires, qu’ils soient français ou israéliens, lui ont donné du fil à retordre : rompus au secret-défense mais également, d’une franchise extrêmement franche. Il lui est arrivé d’avoir accès, sans qu’il ne le cherche, à des informations sensibles. À recueillir également des phrases assassines d’un président de la république sur son ministre, et inversement, à l’instar de Mitterrand et Cheysson.
Quarante ans d’entretiens et quelques leçons. Samy Cohen dispute notamment la pertinence de la théorie du dominant et dominé. Pour lui, se mettre d’emblée dans une posture victimaire, celle du pauvre petit chercheur victime face aux grands sphinx de la République, anéantit l’esprit même de recherche. Il conseille de préparer avec rigueur l’entretien mais être très souple lors de son déroulement. Il instruit sur l’art des relances. Privilégie l’entretien semi-directif car celui-ci serait idéal « pour les enquêtes en profondeur auprès des hauts responsables ».
Emmanuel Lemieux pour LCDI