BD. Résidant aux abords de cette partie du 20e arrondissement de Paris, que l’on surnommait la « Petite San Francisco », rapport à la très pentue rue Gasnier-Guy, Jacques Tardi s’est donc attelé à l’ultime Nestor Burma. Du Rififi à Ménilmontant. Un Nestor fantasmé car Léo Malet avait calé devant cinq arrondissements parisiens, le 7e, le 11e, le 18e (une nouvelle malgré tout, Les Neiges de Montmartre), le 19e et last but not list, le 20e.
Décembre 1957. Le détective Burma se trouve embringué dans une histoire âpre en bouche qui évoque d’ailleurs plus un polar de Jean Elena ou le ton du Rififi chez les hommes que celui de l’aède amusé des Mystères de Paris. Une cliente se suicide en direct dans son bureau. Son enquête le mène dans le labyrinthe d’une entreprise familiale tentaculaire, où comme le cochon rien ne se perd, de la boucherie à l’utilisation d’animaux de laboratoire. Comment d’une idée forte, on obtient une telle eau de boudin ? Réponse en 192 planches. « Nestor, tu tournes en rond mon pt’tit gars ! », gémit lui-même le héros qui se perd dans les méandres de son histoire, la morve au nez, le nez dans les ballons des zincs.
Il y a toujours cette ambiance sans pareil où l’expressivité organique des rues et des vieilles pierres est plus vivante que les personnages qui y circulent
D’une part, il manque la petite musique de Léo Mallet. De l’autre, Tardi n’a jamais été un grand scénariste, et pas vraiment un dialoguiste. Le feuilleton auto-parodique du genre pouvait passer comme une friandise partagée dans Adèle Blanc-Sec, mais ici, on assiste au recyclage de toutes les formes graphiques et narratives de l’auteur, une succession de vignettes Panini du savoir-faire Tardi sans autre but qu’une économie circulaire d’auto-références et d’auto-citations. Ennui garanti. Même le ballon rouge s’évade vite fait du petit théâtre en rond.
Bien sûr, le dessinateur a de la ressource et même des « instants de grâce » comme l’a défendu Nicolas Barral, l’un des meilleurs repreneurs de la série, sur les réseaux sociaux. Il y a toujours cette ambiance sans pareil où l’expressivité organique des rues et des vieilles pierres est plus vivante que les personnages qui y circulent ; des images puissantes comme ces chats et ces lapins de laboratoire ; une séquence (à demi foirée) de Pères Noël tueurs devant le Père-Lachaise. Il y a surtout la mélancolie infiltrante de Jacques Tardi, comme un dernier tour de piste, ici dans son quartier. Le 20e arrondissement est devenu son microPandémonium. Dans ce no man’s land, surgissent ici et là Dominique Grange, le photographe Willy Ronis, les écrivains Didier Daeninckx et Daniel Pennac, le garçon boucher punk-rocker François Hadji-Lazaro, ou le papivore iconophile Yves Frémion. On aperçoit aussi la figure d’ Elyette Bess, 93 ans, alias « La Mamma », la bibliothécaire anar de Jargon libre rue Henri Chevreau, ancienne militante d’Action directe et amie de Jean-Marc Rouillan. Fondée à la va comme-je-te-pousse en 1974, la librairie Le Jargon libre devenue bibliothèque libertaire tire définitivement sa grille cette fin d’année, et le fonds très précieux de revues et d’ouvrages a été disséminé entre différents centres de documentation. Le 7 décembre prochain, Jacques Tardi et Dominique Grange, soutiens de toujours de ce lieu de paisibilité et de culture politique franchement éclectique, rendent hommage au lieu disparu, en se produisant au Petit Cirque Électrique de la porte des Lilas, avec leur spectacle chanté-dessiné intitulé « Putain de guerre ! » D’une fidélité à l’autre.
Emmanuel Lemieux pour Le Caoua des Idées
Contrairement au 20e, on ne se lasse pas de cette guerre de position là de Jacques Tardi, qu’il sait toujours renouveler. On se retranchera (évidemment) plus volontiers vers la Première guerre, avec l’ album-CD de Tardi et Dominique Grange, Le Dernier assaut (Casterman, 112 pages, 27 euros). Publié en septembre, il peut être aussi un bon support pédagogique et mémoriel.