Autant prévenir tout de suite : l’essai que consacre la sociologue et auteure britannique Linsey McGoey à l’ignorance (ou aux « inconnues », pour être plus proche de l’anglais unknowns) est un peu bancal. Une longue première partie présente une série de concepts destinés à servir d’armature au livre, mais ils sont peu exploités par la suite.
Cet exercice un peu scolaire est également l’occasion de régler leurs sorts à quelques théories douteuses comme celle qui explique les catastrophes électorales (Brexit, Trump) par l’absence de connaissances des masses (qui votent « mal ») : répandue par des « experts-sachants », elle sert à justifier la promotion d’une forme de démocratie qui ne reposerait que sur les seuls « connaissants » (épistocratie). Il permet toutefois de dégager quelques concepts-clés comme celui, central, d’ignorance utile.
Pour maintenir leur domination politique et/ou financière et éviter les conséquences de leurs actes, les élites (les très riches, les gouvernants, les mandarins) ont recours à ce formidable outil de pouvoir qu’est la « stratégie de l’ignorance »
Dans une démocratie pure, la capacité à déterminer où se situe la frontière entre savoirs et ignorance (le pouvoir oraculaire) est largement répartie parmi la population, alors que dans la plupart des cas réels, elle est l’apanage d’un petit groupe de dominants.
Pour maintenir leur domination politique et/ou financière et éviter les conséquences de leurs actes, les élites (les très riches, les gouvernants, les mandarins) ont recours à ce formidable outil de pouvoir qu’est la « stratégie de l’ignorance » : ce sont elles qui déterminent ce qu’il faut ne pas connaître et qui savent comment diffuser connaissance et ignorance pour « disparaître ». Que l’on songe aux manipulations auxquelles se livrent les big pharma, les géants de la malbouffe ou du tabac, mais aussi au rôle de Goldman Sachs dans la crise des subprimes ou encore, plus récemment, à la gestion de la crise sanitaire par les gouvernements occidentaux. Et le livre regorge de nombreux autres exemples historiques qui illustrent comment différents niveaux d’ignorance infusent chaque strate de la société (y compris celles des experts et des « sachants »).
Ainsi, une part considérable est consacrée à l’héritage du philosophe Adam Smith (1723-1790), référence fétiche des défenseurs du système capitaliste (néolibéraux, libéraux classiques, libertariens et néocons). Tout au long des XIXe et XXe siècles, les théories économiques enseignées par les « meilleurs » spécialistes au sein des plus grandes institutions ont mis en avant sa défense d’un marché totalement libre et sans entraves comme voie vers la prospérité de l’humanité. Or, selon Linsey McGoey, il s’agit d’une interprétation très approximative de la pensée d’Adam Smith puisqu’il précise également qu’un contrôle de l’économie par le gouvernement est nécessaire pour empêcher la formation des monopoles et la mainmise des grands propriétaires.
La démonstration détaillée, au cours de laquelle l’auteure étudie d’autres grands théoriciens (contemporains ou plus tardifs) adulés par les libéraux, lui permet de mettre au jour la part d’ignorance de certains experts universitaires, qui se contentent de répéter des lieux communs, et de montrer comment fonctionnent les inconnues : ici, les thuriféraires du capitalisme libéral qui ignorent délibérément des connaissances pour justifier un système supposé profitable à toute la société (le ruissellement). Cette manipulation intellectuelle serait même un des plus monstrueux recours à la stratégie de l’ignorance au profit des dominants.
Malgré ses imperfections et ses obsessions, le livre de Madame McGoey est une excellente boîte à outils pour déconstruire les façons dont les puissants manipulent les inconnues connues afin de se maintenir au sommet. À utiliser tous les jours pour être moins ignorant.
Jean-Marc Loubet
The Unknowers. How Strategic Ignorance Rules the World, Linsey McGoey, Zed, 256 p., £ 12,99. Paru : septembre 2019.
Inconnues connues et inconnues
Comment résister à la tentation de citer l’ancien secrétaire à la Défense, Donald Rumsfeld, auditionné en 2020 à propos des armes de destruction massive en Irak, même si, comme le souligne Linsez McGoey, il se garde bien de faire allusion ici aux inconnues utiles qui sont le sujet central du livre de la sociologue.
« Comme nous le savons, il y a des connaissances connues ; il y a des choses que nous savons que nous savons. Nous savons également qu’il y a des inconnues connues ; c’est-à-dire que nous savons qu’il y a des choses que nous ne savons pas. Mais il y a aussi des inconnues inconnues – celles que nous ne savons pas que nous ne savons pas. »
Inconnues utiles studies
Feindre d’ignorer, ne pas vouloir savoir pour se protéger, dissimuler une partie de la vérité ou falsifier des faits, les stratagèmes de manipulation sont multiples quand il s’agit de maintenir une position dominante. Encore faut-il ne pas se faire surprendre la main dans le pot de confiture.
Tout au long de la période coloniale, les autorités britanniques ont systématiquement détruit tous les dossiers contenant les preuves des brutalités accompagnant l’exploitation des ressources humaines et naturelles des pays subjugués.
Avec la décolonisation, craignant que les leaders africains ne s’étonnent de l’absence d’archives, les fonctionnaires britanniques ont reçu l’ordre de fabriquer des faux documents en remplacement. Plus que de déni, il s’agit ici d’un cas d’« ignorance alimentée par l’affirmation et par la façon dont les récits officiels parviennent à créer un sentiment d’exhaustivité ».
Autre petit arrangement avec la vérité : en 1956, alors que Français et Britanniques s’inquiètent des conséquences de la nationalisation du canal de Suez par Nasser, le Premier ministre Anthony Eden conclut un accord avec Israël qui prévoit une attaque de l’Égypte par ces derniers pour justifier dans un deuxième temps une intervention franco-britannique de bons offices. Manque de chance, malgré les instructions données pour que l’accord secret soit détruit, les documents ont fuité et, au bout de quarante années, les preuves du complot sont maintenant à l’abri des Archives nationales.
Les magnats de l’industrie ou de la presse ne sont pas en reste. Voici deux exemples développés par Linsey McGoey.
Dans les années 1920, le journal du richissime Henry Ford, The Deadborn Independent, est à la pointe de l’antisémitisme jusqu’à inspirer Hitler et ses partisans. Lorsqu’il doit faire face à la désapprobation de l’opinion américaine, il se contente de signer une déclaration publique d’excuses mettant en avant son ignorance du contenu de son journal. Pas mal. Mais il y a, au-delà de cette invocation de l’ignorance comme moyen de défense, deux leçons intéressantes à tirer : l’idée reçue de la compétence (« l’opulence est toujours considérée comme une preuve de grande intelligence ou de moralité ») et notre ignorance de l’ignorance qui permet aux mythes (et Ford en est toujours un aujourd’hui) de s’épanouir jusqu’à justifier l’affirmation que l’ignorance est le fléau des pauvres et des moins instruits.
Lorsque, en 2006, les plus hauts dirigeants du géant de l’énergie Enron font face à la justice américaine pour répondre des fraudes et des manipulations financières qui ont provoqué la faillite de l’entreprise en 2001, ils choisissent de plaider l’ignorance. Mauvais calcul. Le jury suivant la directive de l’autruche (ostrich instruction) les accuse d’« aveuglement volontaire » et les condamne à de très lourdes peines de prison. Malheureusement il s’agit là d’un cas isolé : dans la plupart des procédure judiciaires pour des faits similaires, aux États-Unis comme en Angleterre, il est souvent très difficile de prouver que l’ignorance est volontaire. Bien plus, les chercheurs observent que le principe ignorantia legis neminem excusat (l’ignorance de la loi n’excuse personne) est de moins invoqué par l’accusation dès qu’il s’agit de délits financiers et fiscaux complexes.
L’ignorance comme parade judiciaire gagnante pour les puissants et les riches a encore de bien beaux jours devant elle…
JML