PHOTOGRAPHIE. Sur l’écran géant du cinéma, les photographies d’Ernest Cole défilent et foudroient le spectateur par leur beauté et leur violence. Rien que pour le plaisir de les contempler en si grand, aller voir ce film en salle vaut vraiment la peine. Mais il y a plus que des images. Ernest Cole photographe raconte la vie d’un artiste engagé et ultra-sensible (1940-1990) d’abord dans son pays natal, l’Afrique du Sud, celle de l’Apartheid, qu’il a documenté comme personne d’autre, puis en exil aux États-Unis. Un destin.
Celui qui a exhumé cette figure totalement oubliée depuis les années 1990 est le cinéaste d’origine haïtienne, Raoul Peck. Poursuivant son œuvre cinématographique commencée il y a plus de 40 ans (Lumumba, Sometimes in April, I Am Not Your Negro, L’affaire Villemin…), le cinéaste mêle ici comme dans chaque projet qu’il embrasse, c’est sa touche personnelle, l’Histoire avec un grand H et la mémoire intime, la Politique et la poésie singulière. Le grand écart d’un surdoué ! Qui réussit là son pari : « Redonner la parole à Ernest Cole » – utilisant le “Je” pour raconter. Même si certaines paroles sont en fait écrites par Raoul Peck : » Tout est vrai”, nous confirme le réalisateur qui s’est basé sur le livre House of Bondage d’Ernest Cole, publié en 1967, vivant alors son « heure de gloire ». À la source de la narration, il y a ce livre et puis des notes et lettres qu’il avait laissées, semées, perdues, et les témoignages de celles et ceux qui l’ont connu. L’enquête préparatoire a duré plus d’un an, sur trois continents (Afrique, Europe, et États-Unis). « Tout cela a commencé quand la famille m’a contacté, nous précise Raoul Peck. Plus de 25 ans après la mort d’Ernest, photographe oublié de tous, 60 000 négatifs ont été découverts en Suède, dans le coffre d’une banque ! ». L’un de ses cousins récupère ce trésor. Il est d’ailleurs l’un des rares personnages encore vivants apparaissant dans le film. On reste un peu sur sa faim quant aux raisons et au dénouement de ce petit polar suédois. Mais peu importe.
Le film commence par une archive du jeune Ernest filmé face caméra. Minutes précieuses ! Son regard a la douceur d’une fleur, pourtant il est très déterminé, sûr de l’importance de son travail. La scène réapparaît telle quelle une seconde fois, vers la fin du film, pour boucler la boucle en rappelant qu’il était doté d’une grande ambition même si sa vie fut finalement tragique. La personnalité de Cole nous séduit complètement. On assiste à son départ, à 26 ans, grâce à un ami qui a retenu quelques photos de lui lorsqu’il quitte l’Afrique du Sud (pour toujours, il l’ignore encore). Ce jour-là, il est bardé de centaines de négatifs, qu’il fait passer au péril de sa vie. Il voulait témoigner coûte que coûte du régime de Pretoria. Ses photographies, de véritables tableaux, on l’a dit, crèvent l’écran. Pourtant, le jeune Noir a un mal de chien durant des semaines à les publier à New York. Les agences américaines consentent à dessiller leurs yeux de professionnels lorsqu’en septembre 66, l’Afrique du Sud perce l’actualité internationale. Hendrik Verwoerd, le Premier ministre alias « le Grand architecte de l’apartheid » est assassiné le 6 septembre. Ernest Cole connaît alors une petite renommée. On loue ses photos, véritables mini-documentaires de la vie quotidienne ségrégationniste. Grâce à Magnum, il publie son premier ouvrage, mais le gouvernement de Pretoria le bannit.
« Je ne juge pas, j’observe. Parfois étonné, d’autres fois, consterné. » Ernest Cole
En Afrique du Sud c’est le règne des maîtres Blancs et des serviteurs Noirs, l’extrême violence du quotidien, les injustices en boucle : Cole photographie les laissez-passer obligatoires accrochés à une veste, les arrestations (qu’il saisit parfois « en marchant » pour rester discret), les prisons, les espaces assignés, les bancs réservés aux Européens dans les parcs… Plus tard, aux États-Unis, c’est le même œil, les mêmes émotions qui nous happent : fresques des rues new-yorkaises, compositions humaines du métro… Éclats de bonheur… Heureux amoureux… Fracassés sociaux… Homeless en enfer… Familles Noires en Alabama ou dans l’Illinois, « des femmes noires, des femmes blanches, des femmes avec chapeau, des femmes avec foulard »… Avec Cole, jamais de photo volée. Pas de téléobjectif. Il reste au plus près de ceux et celles qu’il photographie. Il voit. Il capte des regards. « Je ne juge pas. J’observe. Parfois étonné, d’autres fois, consterné », dit-il.
Souffrant du mal du pays, mais ne pouvant retourner en Afrique du Sud car ses demandes de passeport étaient systématiquement rejetées, Ernest Cole vécut des moments très sombres. On le ressent à chaque instant alors qu’il prend en plein visage l’hypocrisie du « monde libre ». Bande-son Cole-Peck : « En un éclair, j’étais de nouveau en Afrique du Sud. Confronté aux regards obscènes, à leur brutalité perçante, à la violence tranquille du privilège. Je n’étais pourtant pas en Afrique du Sud, mais à New York. En 1968. J’étais dans le monde libre, mais le monde n’était toujours pas libre. » Est-ce cela qui l’a conduit à la dépression ?
Raoul Peck a ponctué le film d’extraits de journaux télévisés et d’allocutions officielles (Jacques Chirac, Margaret Thatcher, Roland Reagan…), dénonçant l’absence de sanctions prises contre l’Afrique du Sud. Et pourtant, lui qui a été le premier grand témoin de l’apartheid va glisser de l’histoire. Dans ces années 80, seul à New York, Ernest Cole erre comme une âme en peine et en déroute. Il est plus que seul. Il ne parvient pas à trouver sa place. On l’enferme dans un travail photographique qui ne lui plaît pas vraiment. Il cherche une voie de sortie en Suède. Il butte sur de nouvelles formes de racisme et d’exclusion. Il mourra finalement à New York à 49 ans d’un cancer du pancréas, après avoir vécu dans une gare, ou le dortoir d’une église. « L’exil est toujours un déchirement, et à travers Cole, je veux raconter l’exil de millions de populations qui fuient chaque année leurs pays. Mon propre parcours m’a permis de comprendre très vite ce que vivait Cole, cette tension permanente qui le mine », explique Raoul Peck. La tragédie Ernest Cole se termine dans une chambre d’hôpital l’année même où tout bascule en Afrique du sud par la libération de Nelson Mandela. Le photographe aurait pu sombrer dans un oubli total, s’il n’y avait eu cette découverte de ses négatifs, des décennies plus tard, dans une banque suédoise.
Ernest Cole photographe est un film bouleversant. Raoul Peck insiste sur son happy end : « Le travail d’Ernest Cole est sauvé désormais ». Le film, lui, a été primé à Cannes où il a reçu L’Œil d’Or (prix du documentaire) 2024. Et un beau-livre Ernest Cole photographe vient de paraître chez Denoël. Il permet de se replonger dans la beauté de cette œuvre unique avec tout le temps souhaité, de lire ces phrases très belles qu’on avait entendues au cinéma, de scruter une foule, une rue, un couple, de s’attarder sur les détails, découvrant un graffiti ou une affiche en arrière-plan, bref, la vie selon Ernest Cole. Un photographe désormais inoubliable.
Laure Panerai
Ernest Cole photographe, Ernest Cole et Raoul Peck, Denoël/Velvet Film, 240 p., 35 €. Parution : octobre 2024.